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Le Royaume des Cieux

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Chapitre 1

    Un stylo et une simple feuille… La pointe de la mine posée sur la page blanche dessine quelques signes rudimentaires et ouvre une faille béante dans le tissu de notre réalité, une brèche vers un nouvel univers…

    Là, les courbes griffonnées commencent à ébaucher un ciel aux couleurs orangées, traversé par une mer de nuages semblables à des cheveux d’anges. Au loin, la silhouette d’un navire voguant dans les airs se rapproche lentement, les voiles tourmentées et légèrement bombées par une chaude brise venant de l’est. Sur sa coque outragée, on distingue à peine une inscription usée par le temps : Le Fugitif.

    L’encre noire continue de se déverser sur le papier et les symboles muets bercent désormais tout l’espace d’une étrange mélodie, à la fois douce et mélancolique. Sur le pont avant du bateau, un jeune homme frotte les cordes de son violon avec son archet. De taille moyenne, fin, le teint pâle, les yeux verts clairs, les cheveux bruns et ébouriffés, il exécute ses gestes avec grâce et minutie, tel un chaman se livrant tristement à son rituel.

    À ses côtés, son fidèle compagnon de route, Sophos, un chien au poil noir et aux yeux bleus. Il se tient fièrement, imperturbable, le regard plongé vers l’horizon. Il semble animé par une seule idée : guetter, avec un mélange d’appréhension et d’enthousiasme, l’approche d’une nouvelle île à explorer.

    À son crépuscule, le soleil couronne tout l’espace de sa gloire. « On dirait que le Grand Architecte nous offre sa généreuse création », dit notre artiste en cessant de jouer sa composition. Sophos est moins enclin à ce genre de contemplation, surtout quand il perçoit la coque du bateau tanguer de manière inhabituelle. Il s’agite.

    – Ne t’inquiète pas mon ami ! le rassure le jeune homme en pointant du doigt une créature de la taille de son embarcation s’élever avec grâce dans les airs. Ce n’est qu’un aigle royal ! C’est le signe que nous sommes presque arrivés !

    Le rapace géant poursuit son ascension, déchirant le crépuscule de son strident glapissement, jusqu’à ne devenir qu’un minuscule point dans les profondeurs des voûtes célestes.

    Le jeune homme se dirige en toute hâte vers sa cabine dont les murs disparaissent sous des piles de livres. Notre violoniste va aussitôt examiner une carte étalée sur une table au centre de la pièce et y déplace une boussole et un compas.

    – Nous y sommes presque, nous y sommes presque, répète t-il ! Il faut juste aller un peu plus au nord !

    Il se précipite à la barre pour modifier sensiblement la trajectoire de l’embarcation et maintient le cap jusqu’à ce que la faim le gagne. Il partage ses maigres réserves avec son ami, quelques croûtons de pain et un saucisson sec, avant de s’allonger pour se laisser bercer par le flot des courants aériens. Ainsi se retrouve t-il submergé par ses pensées dès l’apparition des premières étoiles dans le firmament.

    Cinq années… Cinq années qu’il arpentait les cieux… Deux semaines qu’il voguait sans interruption. Demain matin, il retrouverait sa terre natale. Quelle curieuse ironie du sort d’achever son parcours initiatique en revenant à la source de tous ses tourments. Comme si ce qu’il cherchait pour s’émanciper s’était toujours trouvé là, en lui, comme une force intérieure irrésistible.

    Les images de ses récentes explorations lui viennent à l’esprit, les différentes îles abordées, les multiples peuples approchés, les savoirs emmagasinés… Viennent ensuite les interrogations. De là, naît une grande confusion. Tout devient sombre. L’obscurité inonde son esprit, se propage dans son corps, recouvre la totalité de son âme puis le cosmos tout entier. Une ombre ni bonne, ni mauvaise. Un simple retour à sa nature profonde, à ce qu’il est, à ce qui Est. Un retour au Songe.

    Puis, plus rien. Tout devient blanc. Il se sent plonger dans un Abîme profond dont les courants viennent lécher son royaume. Un flux envoûtant duquel Nascère ne peut se défaire. Il se sent happé, comme un objet lourd qui bascule avec lenteur.

    L’Abîme… Cette étendue parfaitement incolore à la fois capable de favoriser la Création et d’annihiler l’Existant, à la fois immanente et transcendante… L’Âme du monde et son destructeur.

    – L’Abîme ! Se réveille t-il en sursaut alors que la proue du Fugitif pointe sensiblement vers le bas. Sophos ! s’agite t-il. On a encore du travail ! Notre embarcation est en train de s’échouer !

    Le jeune homme traverse alors le pont à toute vitesse, ouvre une trappe et descend dans les cales par une petite échelle de meunier pour rejoindre la salle des machines. Là, un ensemble d’engrenages et de tuyaux contenant de la vapeur à haute pression génèrent un extraordinaire raffut. Imperturbable, notre aventurier se dirige dans le fond de la salle, se faufile comme il peut entre les interstices de la machine. À sa droite, une étagère de flacons vides. Il la fouille, mais ne trouve rien qui puisse l’intéresser.

    – C’est pas vrai ! s’agace t-il en renversant les petites bouteilles de verre. Nous n’y arriverons jamais sans carburant !

Sophos, qui était resté à l’entrée de la pièce se met à aboyer. Le jeune homme rebrousse chemin pour le rejoindre.

    – Bravo Sophos ! C’est exactement la quantité qu’il nous faut !

    Il prend le flacon trouvé par son ami, verse la substance noire et épaisse qu’il contenait dans un entonnoir, et active un levier. Sans tarder, la coque reprend de l’altitude pendant une petite demie heure. « Je pense que nous pouvons maintenant stabiliser le bâtiment » dit le jeune homme rassuré en abaissant le levier. Las, il retourne sur le pont, s’allonge à nouveau, lève les yeux pour apercevoir une étoile filante et plonge dans un sommeil profond.

***

    Le bateau fend une épaisse brume qui recouvre tout l’espace. Quelle heure est-il ? Impossible de le savoir tant les rayons de soleil peinent à percer cette bouillasse grise. Le jeune homme se réveille difficilement de sa nuit agitée. L’humidité ambiante lui gèle le corps. Après s’être vêtu d’une épaisse fourrure, il s’attarde sur ses mains tâchées de l’étrange matière noire qu’il a versée dans le réservoir. « Comment pouvons-nous dépendre à ce point d’une substance si insignifiante ? »

    Sophos, lui, était déjà réveillé depuis environ une heure. Fidèle à son poste. Il guette la menace. Un danger qu’il sent de plus en plus proche.

    – Tu as raison Sophos, gardons l’œil ouvert ! Ce n’est pas le moment de flancher. Nous ne sommes qu’à quelques encablures de notre destination et ce brouillard ne me dit rien qui vaille.

    Comme pour lui répondre, le chien se met à grogner : droit devant, une sombre tâche dans la brume croît à vive allure… « Vite ! s’écrie le navigateur chevronné. Il faut réduire la voilure et éviter ce rocher !» Il vire aussitôt à tribord, esquive de justesse le danger et remet l’embarcation dans sa trajectoire initiale alors que deux autres obstacles lui font maintenant face.

    – Hé quoi ? Pourquoi y a t-il tant de rochers par ici ? Où sont donc les balises ?

    Les énormes blocs de roche s’enchaînent dans un silence de mort. Le navigateur donne un coup de barre à bâbord, se laisse porter par la force d’inertie de l’embarcation, puis il donne un coup de barre à tribord. La lourdeur de cette véritable forêt flottante manque, à chaque manœuvre, d’entraîner nos compagnons vers le fond. « Nous sommes trop bas ! murmure t-il. Voilà pourquoi je ne reconnais pas cette route aérienne ! Il faut encore remonter ! »

    À peine termine t-il sa phrase que l’on entend le grondement du bois sous la pression d’un énorme bloc de pierre. Sophos tremble. Il est trop paralysé par la peur pour pouvoir aboyer. Le jeune homme se crispe à la barre. Le bois craque mais ne rompt pas… Le temps paraît si long…

    Ils ne peuvent rien faire d’autre que s’en remettre aux forces qui gouvernent ce monde : soit elles décident de les épargner, soit elles décident de leur reprendre leur souffle. Tout est déjà tracé…

    La menace s’éloigne, le champ de rochers est maintenant derrière eux. La plume du Créateur a bien voulu les épargner… Du moins pour cette fois-ci…

    On s’empresse de faire remonter le bateau et de sortir de ce funeste brouillard. Une dizaine de minutes après la stabilisation du navire, Sophos pousse des petits aboiement aigus et clairs en frétillant de joie dans tous les sens.

    Le jeune homme prend sa longue vue, se précipite à l’avant du navire et perçoit une île d’environ dix kilomètres de largeur et autant de hauteur. Bien que sa position ne lui permette pas d’estimer sa longueur, il sait que les terres s’étendent sur plus de vingt kilomètres à l’ouest. Le port, quant à lui, se trouve à une vingtaine de mètres en dessous de la surface de l’île.

    Au loin, se trouve un ensemble d’îles toutes reliées les unes aux autres par une multitude de pontons. Ce vaste archipel suspendu dans les airs forme un continent artificiel, le Royaume de l’Ouest.

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